LETTRES DU FRONT,
MELODIES DE LA GRANDE GUERRE
« Ce sont des laboureurs et des ouvriers qu’on reconnaît dans leur uniforme…(…)
Ce ne sont pas le genre de héros qu’on croit mais leur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de comprendre… »
Henri Barbusse, Le feu
Dans la gigantesque confrontation entre les peuples, durant ces années de 1914 à 1918, les musiciens ont pris leur part de gloire et de malheur.
Certains se sont illustrés au combat, d’autres ont mis leur art au service de la cause qui leur semblait juste.
Le présent enregistrement est partiellement un reflet des états d’âme d’artistes savants ou populaires, emportés par le vent de l’histoire.
Dans le tourbillon, nous avons ramassé quelques feuilles parmi tant d’autres. Elles nous touchent parce qu’elles sont une présence lumineuse qui éclaire des années sombres.
Claude Debussy écrit le Noël des enfants qui n’ont plus de maison en 1916. Et sa vindicte s’adresse à l’arrogant Guillaume II, non à la culture allemande dont il était épris à travers Bach, Beethoven et Wagner.
« Écrire de la musique est ma manière à moi de faire la guerre ».
Debussy s’engage en tant qu’intellectuel et s’il souffre terriblement lui-même de son cancer il n’en pense pas moins à la douleur des autres. La pièce écrite en 1915 Pour l’œuvre du vêtement du blessé en témoigne. C’est une petite valse mélancolique, dépouillée et pudique rappelant certaines pièces de Satie.
Reynaldo Hahn, le vénézuélien incorporé à sa demande dans l’armée française vit les événements de manière différente. Lui est sur le théâtre des opérations.
« À nos morts ignorés » (Argonne 1915) est une page pleine de sentiment religieux et de compassion pour ceux qui meurent quelle que soit leur nation. Cette partition nous a été confiée par ses descendants, elle est dédiée au Général Valdant.
Les Cinq petites chansons ont été écrites « pendant le triste hiver de 1915 dans un village en ruine qu’ébranlait sans cesse le bruit de la guerre », nous dit l’auteur.
C’est donc au milieu des combats dans un moment de répit que Reynaldo Hahn compose cette musique sur des textes anglais de R.L. Stevenson. (Il en réalise sur le moment une version bilingue).
On peut imaginer cet homme, autour duquel la mort rôde. Il repense à son enfance, aux rêves innocents du petit garçon qu’il était et qu’il voudrait tant redevenir.
La lettre du front de Pierre Vellones est adressée à sa femme en 1916. Elle est le fruit d’une accalmie des combats. Elle exprime avec simplicité la situation présente, son amour et l’immense nostalgie de la Belle Epoque.
Chef d’orchestre, ami de Claude Debussy, un des créateurs de Pélléas et Mélisande, Henri Büsser compose pour son fils soldat volontaire « L’hymne à la France ».
Le texte de Victor Hugo est soutenu par une musique aux accents épiques. Il y a un peu de la légende des soldats de L’an II dans l’épopée des combattants de la Grande Guerre.
Les soldats de la république luttaient aussi contre l’autocratie.
Il faut admettre que nous ne pensons plus la France éternelle de la même manière, cependant, ce mausolée musical est à l’image des monuments aux morts dans chaque village de France : ils sont quelquefois de facture naïve, mais nous les regardons avec émotion, conscients de la grandeur de l’histoire et des noms qu’ils portent.
Un tout autre message est transmis pas la chanson de Craonne. Après les offensives désastreuses de Nivelle, ou le mot « chair à canon » prenait tout son sens, ce chant sort de la boue comme pour crier halte au feu ! Œuvre collective pour ses paroles, elle s’inspire d’une douce mélodie populaire d’avant-guerre.
Non, elle ne parle pas du pays triomphant mais tout simplement des hommes qui souffrent, qui meurent hachés par « la méthodique mitrailleuse ». On y a vu un chant antimilitariste alors qu’il s’agit d’un chant d’effroi. Les derniers couplets qui ont choqué volontairement quelques-uns de l’arrière sont à rapprocher de cet autre chant clandestin écrit deux décennies plus tard par Kessel et Druon :
« Il est des pays
Où les gens au creux des lits
Font des rêves
Nous ici, vois-tu,
Nous on marche, nous on tue
Nous on crève. »
Le lamento de la vaste sonate de Pierre de Bréville, au Lieutenant Gervais Cazès, mort au front, s’inspire du poème d’Henri de Régnier : « héros, je vous salue ».
C’est une déploration à la mémoire d’un ami très cher qui atteint l’universel.
Elle pourrait être dédiée à ceux de Craonne, de Verdun, de la Marne et de tous les fronts, y compris celui d’Italie d’où nous vient cette lettre d’un soldat à sa mère, rythmée par le « Ta-pum » du tambour funèbre des armes, ou encore à un planton allemand de 1915 : ce jeune soldat doit partir le lendemain sur le front russe et chante peut-être pour la dernière fois ses amours avec Lili et Marlène.
Retrouvons le brancardier Henri Barbusse :
« Sont-ils allemands ou français ? On ne sait pas. L’un d’eux a ouvert les yeux et nous regarde en balançant la tête.
On lui dit : français ?
Puis : deutsch ?
Il ne répond pas, il referme les yeux et retourne à l’anéantissement. On n’a jamais su qui c’était. »
La souffrance et la mort sont apatrides et le psaume qui conclue cet enregistrement, au-delà des croyances, des convictions, leur donne une identité. Du fleuve de sang qui menait en aval à un océan de larmes sont nées ces musiques. Les derniers témoins directs des événements se sont retirés discrètement.
Puissent ces mélodies composées par leurs frères d’armes apporter émotion et tendresse à leur souvenir.
Gérard-Marie Fallour